Dans les années 2000, les caractéristiques de la musique fuji évoluent considérablement grâce aux apports de Wasiu Alabi Pasuma, qui n’hésite pas à inclure de l’anglais, du pidgin et de l’argot populaire, le tout dans une approche inspirée du hip-hop. Pasuma conçoit ainsi un nouveau style de fuji – évident sur des disques comme Orobokibo – que d’autres groupes de fuji contemporains adoptent rapidement, faisant du son le courant majoritaire du genre. Alors que la popularité de Pasuma ne cesse de croître au sein de la jeunesse, et pas uniquement chez les fans de fuji, un autre musicien, Saheed Osupa, se fraye un chemin dans le cœur d’un public différent avec une approche autrement plus philosophique. Sur ses albums, Saheed Osupa revient aux sources en utilisant mots et adages yorubas, comme on l’entend sur Nini Owo et Ologbon To Sun Bi Ole. Ce style empreint de revival attire immédiatement la frange des auditeurs qui trouvent que la « nouvelle vague » fuji n’est qu’un piètre édulcorant, et considèrent Osupa comme l’un des rares artistes fuji authentiques encore en activité. Il va sans dire que ces deux approches aux éthiques inconciliables créent un fossé entre les fans de Pasuma et d’Osupa jusqu’au milieu des années 2000. Cette profonde rivalité redonne du souffle au genre pendant des années, et conduit souvent à de véritables affrontements entre leurs communautés de fans respectives. Bien que leur amitié date de leur apprentissage commun auprès de Wasiu Ayinde Marshal (Kwam 1) dans les années 90, Pasuma et Osupa deviennent des ennemis jurés dès lors qu’ils cherchent à maintenir leur réputation et leur statut. Alors que Pasuma ne cesse de s’autoproclamer « Oga Nla Fuji » (« Le Patron Suprême du Fuji »), Osupa conteste les prétentions de son adversaire en se faisant appeler « Oba Nla Fuji » (« Le Roi Suprême du Fuji »). Leur rivalité prend fin en 2015, lorsque Pasuma et Osupa acceptent une réconciliation inattendue, allant jusqu’à prendre des photos ensemble, un large sourire aux lèvres.
D’autres noms auront marqué l’histoire du fuji dans les années 2000, notamment les populaires Sir Shina Akanni, Alhaji Isiaka Iyanda Sawaba, Alayeluwa Sulaimon, Sule Adio (alias Atawewe), Taye Currency. Cependant, aucun de ces artistes n’aura eu l’impact que Pasuma a eu sur la pop et le hip-hop nigérians. À tel point qu’en 1999, le groupe pionnier du hip-hop national, The Remedies, invite Pasuma à chanter sur le morceau « Jealousy », ce qui en fait la première collaboration entre le fuji et le hip-hop au Nigéria. Et c’est avec Orobokibo, l’album de Pasuma, que The Remedies ont lancé leur propre carrière. En plus d’être hype pour sa musique, Pasuma était aussi branché pour son style vestimentaire et son mode de vie. Fait notable, le hip-hop exerce une grande influence sur la société à partir des années 90, et les auditeurs sont constamment à l’affût des dernières tendances du genre. C’est ce qui explique son rôle majeur dans la transition qui s’opère au début des années 2000, avec Pasuma en première ligne. Après sa collaboration avec The Remedies, l’artiste fuji affine son identité et son image, désormais largement influencées par le hip-hop. Il ira même jusqu’à se faire appeler « le Puff Daddy africain », n’hésitant pas à sortir un album intitulé justement African Puff Daddy. Originaire de Mushin où il passe son enfance, Pasuma maîtrise parfaitement l’argot de la rue qu’il intègre judicieusement à son style funky de fuji. La culture urbaine des grandes villes, et en particulier celle de Lagos, ne manque pas de lui rendre hommage, affichant son visage sur les murs, les pare-brise des bus et des tricycles. Le style de Pasuma aura une influence massive et durable sur le grand public, et le béret de marque Kangol qu’il arborait sera fièrement adopté par nombre de ses fidèles, avant que la mode ne soit plus largement reprise par la jeunesse, au point qu’on pouvait voir dans les rues de Lagos d’interminables horizons de bérets.
« Pasuma n’a pas été le tout premier artiste fuji à tenter des expériences avec le hip-hop, mais il a été celui qui a fait une transition stylistique durable. Et pas seulement dans sa musique, mais aussi dans son style vestimentaire, dans sa façon de vivre », explique Jide Taiwo, journaliste et écrivain. « En fait, il a lancé cette tendance dans le fuji presqu’à lui seul ».
À l’image de Pasuma, d’autres artistes fuji commencent à se frotter au hip-hop, dont Remi Aluko, celui qui enthousiasme les fans de fuji par ses pas de danse énergiques et son style vestimentaire très chic. Plus tard, il s’autoproclame « le Tupac africain », imitant les manières du défunt rappeur et publiant des disques tels que R.E.A.L (Remi Extraordinary Adventure in Life). À cette époque, le paysage sonore nigérian est en pleine mutation à travers des artistes comme Tuface Idibia, Ruggedman et Eedris Abdulkareem qui produisent tubes sur tubes, tendance pop et hip-hop. Pourtant, alors même que le hip-hop est en plein essor à Lagos, un style plus autochtone connu sous le nom de « street-hop » se développe dans les rues, avec à sa tête des artistes comme Lord of Ajasa, Dekunle Fuji et Jazzman Olofin, qui publient des hits comme « Raise da Roof », « Mo Like Jesu Gan » et « Esa Lo Bade ». Ces artistes de street-hop mélangent dans leur phrasé l’intonation fuji et l’argot de la rue, donnant à leur musique une saveur inédite à laquelle le public nigérian a rapidement pris goût. Au milieu des années 2000, force est de constater que le fuji et le hip-hop sont de plus en plus mêlés, avec des artistes d’un genre empruntant des éléments de l’autre et vice versa. Avec ses albums Certificate et Gongo Aso, 9ice propose un audacieux mélange de fuji et de hip-hop pour créer une nouvelle mouture de musique pop nigériane, désormais présente au panthéon des meilleurs albums nigérians, avec son deuxième album, Gongo Aso. Un an après cette sortie surprenante, Wande Coal publie un premier album, Mushin 2 Mo’Hits, immédiatement considéré comme l’un des meilleurs albums nigérians de tous les temps. Un son qui met la barre plus haut, résultat d’un mélange de soul, R&B, fuji et hip-hop, et qui fera de Coal la figure pionnière de l’afrobeats.
Ces dernières années, de nombreux artistes nigérians mentionnent l’influence du fuji dans leur musique. La plupart d’entre eux, comme Wizkid, Olamide, Reminisce, ou Kizz Daniel, ont grandi dans des environnements où les musiques autochtones comme le fuji étaient prédominantes, et c’est donc de manière intuitive et spontanée qu’ils intègrent des éléments du fuji dans leur son. L’influence massive du fuji est toujours présente si l’on écoute les productions de la nouvelle génération street-hop, comme Zinoleesky, Barry Jhay (qui n’est autre que le fils d’Ayinde Barrister), Mohbad, Asake et Bella Shmurda.
Ainsi, le fuji sera passé du statut de genre autochtone à celui de phénomène mondial. Bien qu’il ait connu un sérieux déclin au sein des frontières du Nigéria, des artistes comme Wasiu Ayinde Marshal, Pasuma et Saheed Osupa continuent de repousser les limites du genre. Depuis, les collaborations entre artistes fuji et Afropop se sont multipliées, notamment entre Olamide et Wasiu Ayinde Marshal sur « Omo Anifowose », Pasuma et Qdot sur « Omo Ologo ». Il y a quelques années, Pasuma avait déjà sorti un album fusionnant hip-hop et pop intitulé My World, sur lequel il avait invité des artistes tels que Tiwa Savage, Patoranking, Olamide et Phyno. En 2020, le même Marshal sort l’EP Fuji The Sound, version moderne et moins puritaine de son fuji habituel, sur lequel il fait participer des chanteurs comme Teni Makanaki et Toby Grey.
La musique fuji, un genre qui a vu le jour dans une région du Nigéria, aura marqué des générations d’artistes et leur musique, influençant du même coup la culture et la société nigériane dans son ensemble. Malgré sa réputation de genre « régional » à ses débuts, la musique fuji aura finalement traversé les frontières du monde entier. Des noms comme Sikiru Ayinde Barrister et Wasiu Ayinde Marshal n’ont de cesse d’être acclamés par les auditeurs du pays et de la diaspora. On ne peut que se réjouir d’observer la récente symbiose entre le fuji et l’afrobeats contemporain, avec des artistes des deux genres s’impliquant dans de formidables collaborations. Sans doute la plus belle façon de maintenir en vie le fuji et son histoire, tout en propulsant la pop nigériane vers la reconnaissance mondiale.